A Clément Degeneffe (1939-1959)
Peu de temps avant sa tragique disparition dans un accident de voiture, ce cousin germain (du côté de ma maman) m’offrit l’album La Marque Jaune d’Edgar-P.Jacobs.
Dans l’Angleterre automnale des années 1950, le récit commence en des termes qui auraient pu me faire pressentir qu’un jour on parlerait, non plus de « bande dessinée », mais de « littérature dessinée ».
« Big Ben vient de sonner une heure du matin. Londres, la gigantesque capitale de l’Empire britannique, s’étend, vaste comme une province, sous la pluie qui tombe obstinément depuis la veille. Sur le fond du ciel sombre, la tour de Londres, cœur de la « City », découpe sa dure silhouette médiévale ».
J’avais 12 ans, j’étais familier d’Hergé et des scénaristes et dessinateurs du journal Tintin, mais je ne me rappelais aucune pareille élégance stylistique, sauf peut-être chez Cuvelier et ses aventures de Corentin, dont un autre cousin (du côté paternel cette fois) m’avait fait aussi cadeau d’un album.
Edgar-P.Jacobs naît le 30 mars 1904. Ses parents habitent alors dans le quartier du Sablon, non loin du Conservatoire de Bruxelles, dont il deviendra un brillant élève. Il exercera notamment ses talents de chanteur lyrique à Lille. Son expérience scénique et musicale lui servira dans sa technique ultérieure du dessin. Qu’on se rappelle par exemple l’épisode de La Marque Jaune où le malfaiteur marche sur un câble et apparaît dans la clarté du projecteur que les policiers braquent sur lui. Un biographe de Jacobs résume son œuvre dessinée en un « opéra de papier ».
Tout au long de son parcours dans les écoles laïques (primaires et secondaires) et dans l’enseignement supérieur artistique, Jacobs noue des relations très étroites avec Van Melkebeke et Laudy. Les trois jeunes gens deviennent d’inséparables amis pour la vie. Jacques Van Melkebeke est un touche-à-tout très doué qui tombe en disgrâce après 1945 pour avoir collaboré à un journal contrôlé par l’occupant. Jacques Laudy, fils du portraitiste de la famille royale, également auteur de bande dessinée (Les Aventures d’Hassan et Kaddour), est surtout connu pour son attachement au style de vie d’autrefois et son opposition à la modernité assimilée à une décadence.
En 1942, Jacobs s’associe avec Hergé, dont il colorie les albums narrant les exploits de Tintin. Les deux hommes se brouillent rapidement et Jacobs vole de ses propres ailes à partir de 1946. Dans le Triptyque Le Secret de l’Espadon, il met pour la première fois en scène les personnages du capitaine Blake (qui ressemble physiquement à Laudy) et du professeur Mortimer (qui revêt les traits de Van Melkebeke), tandis que lui-même s’incarne dans le visage d’Olrik, le malfaiteur récurrent.
La collaboration de Jacobs et d’Hergé incite certains historiens de la B.D. à classer Jacobs dans l’école de la « ligne claire ». C’est inexact. La prédominance du noir est particulièrement visible dans La Marque Jaune et ses nombreuses péripéties automnales et nocturnes, tandis qu’Hergé produit avec Tintin au Tibet un album envahi par la couleur blanche comme les neiges de l’Himalaya, c’est-à-dire de tendance esthétique tout à fait à l’opposé de celle de Jacobs.
L’immédiat après-guerre et les années de « guerre froide » constituent l’arrière-plan historique de l’œuvre de Jacobs et expliquent pourquoi ses deux héros sont britanniques et l’antagonisme Orient-Occident est présenté à l’avantage du second. Dans Le Secret de l’Espadon, l’Ouest est menacé par un empire oriental centré sur Lhassa. Dans S.O.S. Météores, des espions au service de l’Est préparent une conquête de l’Europe à la faveur d’une apocalypse climatique.
Dans La Marque Jaune, dont je propose à présent une lecture approfondie, Blake et Mortimer forment plus que jamais un couple complémentaire. L’un illustre l’action, l’autre le savoir. Mais il ne s’agit pas d’une vision dualiste, car Philip Mortimer n’hésite pas à prendre des risques physiques et il arrive à Francis Blake de prendre de la hauteur par rapport aux événements et de les synthétiser en une théorie.
Comme chez Hergé et la plupart des premiers collaborateurs du journal Tintin (fondé en 1946), la femme tient peu de place dans le petit monde de Blake et Mortimer. Ce dernier utilise la concierge Miss Benson pour éloigner les importuns. Notons néanmoins la douceur de Madame Calvin, l’épouse du juge, qui tente de persuader son mari de se laisser protéger par la police.
Miss Benson joue aussi le rôle de gouvernante pour les deux héros qui partagent le même appartement. Le procédé est utilisé par d’autres grands auteurs de polars : Conan Doyle et Agatha Christie. Le couple Blake-Mortimer est analogue aux tandems Holmes-Watson et Poirot-Hastings, avec cette importante différence : l’un des deux éléments de la paire ne sert pas de faire-valoir à l’autre. Blake et Mortimer fonctionnent sur un strict pied d’égalité, alors que Sherlock Holmes ironise au détriment du docteur Watson et qu’Hastings est le souffre-douleur d’Hercule Poirot.
Au niveau du suspense, et pour comparer avec des séries télévisées bien connues, La Marque Jaune est plus proche des enquêtes de Columbo (où le coupable est connu dès le début) que des Cinq dernières minutes et leur coup de théâtre final.
Le lecteur est tenu en haleine par l’investigation de Mortimer tout comme l’intérêt de la célèbre série californienne dépend de l’intelligence du lieutenant à la voiture branlante et à l’imperméable fripé.
Mortimer commence à entrevoir la solution de l’énigme dès la page 18 d’un album qui en compte 70.
Certains propos tenus par Septimus dès la page 10 peuvent le désigner comme le suspect principal. Le suspense est alors lié aux astuces technologiques qu’il déploie pour faire d’Olrik le robot parfait, dont il contrôle le cerveau et qui signe ses crimes à la craie jaune avec la lettre mu entourée d’un cercle.
Le dénouement réside dans l’exposé scientifique de Septimus qui rappelle la conférence finale d’Hercule Poirot dans les romans d’Agatha Christie.
Jacobs dépeint une capitale britannique noyée de pluie et de brouillard. Le Soleil est couché à 16 heures en cette fin d’automne où la neige apparaît à l’approche de Noël. L’heureuse fin de l’aventure coïncide avec la soirée de réveillon.
Le récit de science-fiction est évidemment un autre genre dans lequel se situent les albums de Jacobs, avec en filigrane une interrogation sur les rapports de la science et de l’homme. Celui-ci est au-dessus de celle-là : telle est la conclusion de La Marque Jaune. Compréhensible dans le contexte historique de la victoire des Alliés anglo-saxons, cet humanisme tolère toutefois quelques nuances, si on lit le récit entre les lignes et si on le narre du point de vue du « méchant », c’est-à-dire le docteur Jonathan Septimus.
Septimus ne symbolise pas le Mal absolu. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, il se révèle un irréprochable patriote. Il confesse vers la fin du récit : « Ayant été requis par les services sanitaires de l’armée, j’obtins facilement de faire construire sous ma demeure, ce vaste abri avec sortie de secours sur les égouts, afin d’y installer une ambulance destinée à dégorger les hôpitaux débordés » (p.55).
Ce sont l’orgueil intellectuel et la soif de revanche qui entraînent à sa perte le médecin spécialisé en psychiatrie et en neurologie du cerveau. Le déclic fatal est la rencontre de Septimus et d’Olrik, ce dernier errant dans le désert du Soudan et dans un état proche de la folie après l’épilogue des albums précédents (les 2 tomes du Mystère de la Grande Pyramide). A ce moment-là, Septimus avoue : « J’avais presque oublié les avanies passées » (p.54), ce qui dénote un fond pas totalement mauvais.
L’intrigue de La Marque Jaune, album de la fin des années 1950, nous fait revenir plus de 30 ans en arrière.
En 1922 paraît chez l’éditeur Thornley un ouvrage intitulé The Mega Wave (L’Onde Mega) et signé par un certain Docteur Wade. Derrière Wade se cache en réalité Septimus, jeune chercheur en neurologie publiant le résultat de ses travaux sur le contrôle extérieur du cerveau humain.
Le journaliste Macomber et le professeur Vernay couvrent le livre de ridicule. S’estimant diffamé, Thornley intente un procès aux rédacteurs du Daily Mail et du Lancet. Le juge Calvin dirige les débats. Thornley est débouté. A l’écoute du jugement, il meurt d’une crise cardiaque. Protégé par son pseudonyme, Septimus part au Soudan où un poste de médecin est vacant.
Via des coupures de presse de l’époque, Jacobs fait revivre le drame avec objectivité (p.24). Certes, le livre de Wade est « indéfendable », car « plein de théories fumeuses », mais les plaisanteries de Macomber et Vernay sont qualifiées de « féroces ». Une « réputation d’originalité » est attribuée à Thornley, « l’honorable éditeur ». Ce drame est une « curieuse et pénible histoire » qui plonge « les éditeurs, auteurs et journalistes dans la consternation la plus profonde ».
Revenu d’Afrique avec un Olrik domestiqué, Septimus le manipule d’abord en lui faisant réaliser quelques exploits romanesques (par exemple le vol des joyaux de la Couronne britannique). Une fois son robot ainsi rôdé, Septimus peut s’attaquer à son véritable objectif : les enlèvements de Vernay, Macomber et Calvin. Il simule aussi son propre kidnapping.
Au début du récit (p.10), les quatre hommes rencontrent Blake et Mortimer dans un club typiquement british. Vernay déclare : « Ne prenez pas trop au sérieux nos petites algarades professionnelles, car en dépit de théories avancées, Septimus est un savant de valeur et par surcroît un excellent ami ». (C’est moi qui souligne).
Jacobs sous-entend que le progrès de la recherche ne souffre aucune limite et que ses résultats méritent d’être publiés sans que l’honorabilité éditoriale soit mise en cause et parce que des travaux non conformistes ont le mérite de l’originalité. Jacobs ne condamne que l’orgueil et le désir de vengeance. Son humanisme se combine donc à une apologie de l’audace techno-scientifique. Ce message nuancé est servi par un chef d’œuvre de « littérature dessinée » mêlant le polar classique au récit de science-fiction et au roman d’atmosphère. La Marque Jaune d’Edgar-P.Jacobs illustre parfaitement ce que Jean-Baptiste Baronian a nommé « l’école belge de l’étrange »